.

avril 2004  

Présidentielles truquées
et résistance ouvrière à l’offensive capitaliste

Algérie : Contre tous les clans bourgeois – forger un parti ouvrier révolutionnaire !

La police algérois réprime aux profs en grève
La police d
Alger réprime aux profs en grève, le 4 octobre 2003.
(Photo: Le Matin)
II.  Les nouvelles luttes ouvrières

Alors que toute l’attention des médias s’est focalisée sur les présidentielles, avec des candidats bourgeois jumeaux issus de la même organisation mère, le FLN, et affichant des plates-formes presque identiques, la vérité est que les élections ne régleront aucune question sociale ou politique de taille. Certes, le régime de Bouteflika utilise tous les trucs de son sac à outils policier pour anéantir l’opposition. Mais Benflis faisait de même quand il avait la main sur les leviers du pouvoir. Et, bien sûr, tous les candidats et tous les médias se situent sur le terrain du capitalisme, du maintien du système d’exploitation dans le cadre national, qui est à l’origine de la misère et de la souffrance endurées par  la population travailleuse dans ce pays aux richesses fabuleuses.

Ainsi, Le Matin (2-3 janvier 2004) parle des augmentations salariales, « seul moyen susceptible d’améliorer le niveau de vie des 17 millions de pauvres que compte le pays ». Comme les autres journaux « indépendants » qui font de la pub pour la candidature de Benflis, il cherche à rendre Bouteflika seul responsable de la misère des masses. Non seulement c’est l’ensemble de la bourgeoisie algérienne et de ses maîtres impérialistes (à travers le FMI) qui affament les Algériens, mais, de plus, les augmentations salariales seules ne peuvent que freiner la paupérisation des travailleurs. Pour briser l’offensive de la bourgeoisie, il faut une riposte combative de l’ensemble des travailleurs en lutte pour installer leur propre pouvoir de classe.

L’automne dernier a été marqué par toute une vague de protestations, à tel point que le journal L’Expression (29 septembre 2003) écrivait : « Aucune couche de la population ni aucune profession n'est épargnée, que ce soient les enseignants, les populations rurales, les lycéens, les collégiens, les chômeurs ou les travailleurs menacés de chômage, les Algériens désabusés n’ont qu’un seul moyen de se faire entendre, celui de descendre dans la rue et d’ériger des barricades. » Un article de Courrier international (5 novembre 2003) ajoute : « En effet, il ne se passe plus un jour sans qu'une localité, une ville ou un quartier du pays ne soit la proie d'une violente manifestation ou simplement d'une marche pour l'eau, le travail ou le logement. » 

Certaines de ces luttes ont remportées des succès relatifs. Le 14 octobre 2003, un collectif d’ouvriers de la Société nationale des transports ferroviaires (SNTF) déclenche une grève illimitée, paralysant toutes les infrastructures ferroviaires du pays. Après un bras de fer qui a duré six jours, la direction de la société accède finalement aux revendications salariales des cheminots. Au début de ce débrayage, la direction de la SNTF introduit une plainte et actionne la « Justice » au motif que la procédure de grève n’est pas respectée – la grève n’émanant pas de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), la « fédération syndicale » qui sert de courroie de transmission à l’Etat bourgeois. Mais la détermination des cheminots (soutenus par les dockers) et leur puissance économique ont arraché du régime une augmentation de 1 500 DA, au lieu des 800 DA proposés initialement par la direction.

Un mois plus tard, le 15 novembre, les ouvriers de la Société nationale des véhicules industriels (SNVI) de Rouïba déclenchent une grève en rejetant une misérable augmentation des salaires négociée par l’UGTA. Les travailleurs de l’entreprise cessent spontanément le travail sans préavis et sans aviser le « syndicat » qu’ils accusent de ne pas défendre leurs revendications. Face au refus des travailleurs, après quelques jours de grève, la direction de la SNVI doit concéder une augmentation qui est le double de celle qu’avait négociée l’UGTA (1 200 DA au lieu de 620). En raison du rôle stratégique et historique des travailleurs de Rouïba en tant que catalyseurs de la révolte d’octobre 1988 (lire « Algérie : Kabylie en révolte » dans L’Internationaliste nº 1 [juillet 2001]), le gouvernement préfère  céder rapidement pour éviter le danger d’une conjonction de la protestation des mécanos avec d’autres secteurs en lutte.

Sa peur concerne le plus important mouvement de grève à l‘époque, celui des professeurs de l’enseignement secondaire et technique. En réponse à l’appel du CLA (Conseil des lycées d’Alger) et du CNAPEST (Conseil national des professeurs de l’enseignement secondaire et technique) – deux syndicats autonomes non reconnus – les 50 000 profs font dans ce secteur une grève nationale qui dure  plus de deux mois. C’est l’une des grèves les plus longues de l’histoire de l’Algérie indépendante. (La grève des profs universitaires du CNES, autre syndicat autonome, en 1998-1999 à duré quatre mois.) Bien qu’elle soit lancée pour des revendications socioprofessionnelles élémentaires – doublement du salaire de famine (actuellement autour de 200 € par mois), réduction de l’âge de la retraite à 25 ans de service et élaboration d’un statut des enseignants du secondaire – la grève est déclenchée dans un climat de répression généralisée et débouche rapidement sur la question de l’indépendance syndicale par rapport à l’Etat bourgeois.

Mi-septembre, 22 professeurs sont arrêtés lors d’un sit-in dans un lycée algérois. Le même jour, le directeur du journal Le Soir d’Algérie est mis en détention  à cause d’articles considérés comme représentant une « offense au chef de l’Etat ». Quelques jours avant, sont aussi arrêtés les directeurs du Matin et de Liberté. Quand le porte-parole de la Coordination des âarouchs kabyles, Belaïd Abrika, arrive le lendemain pour manifester sa solidarité avec les journalistes, il est tabassé et arrêté devant le tribunal. Le jour suivant, c’est le tour des sinistrés du tremblement de terre, vivant toujours sous les tentes à Boumerdes : une douzaine de jeunes sont arrêtés pour protester contre leurs condition de vie. L’association des parents d’élèves publient un communiqué dans lequel ils observent que ces arrestations « donnent le sentiment d'un complot visant à créer le chaos » (Le Matin, 20 septembre 2003).

Grève des enseignants, 11 novembre 2003. Cordon de police face aux professeurs en grève, novembre 2003.
(Photo: Le Matin)

Le 27, premier jour de l’année scolaire, la grève est déclenchée dans presque tous les établissements de l’éducation secondaire de la capitale. Au départ, les dirigeants du CLA, avec à sa tête Ousman Radouane (partisan du PST), ne cherchent pas à créer un syndicat mais seulement une coordination des différents paliers. Néanmoins, le gouvernement ne répond pas à leurs revendications et ne reconnaît pas leur coordination. Face au refus des autorités de la tutelle de négocier, les enseignants adhèrent massivement à la grève, depuis Oran dans l’Ouest jusqu’à Annaba dans l’Est. Le chef de l’Etat qualifie les revendications des profs de « démagogiques, populistes et avec une arrière-pensée politique » mais, après quelques semaines de grève, le premier ministre Ouyahia appelle le chef de l’UGTA, Abdelmadjid Sidi Saïd, à la rescousse.

La FNTE (Fédération nationale des travailleurs de l’éducation de l’UGTA) refuse, elle, de lancer une grève jusqu’à satisfaction des revendications. Qui plus est, Sidi Saïd dénonce les grévistes pour avoir lancé « un acte suicidaire » et déclare que leur « jusqu’au-boutisme ne profite à personne » (Quotidien d’Oran, 30 octobre 2003). Après la rencontre du chef du gouvernement avec le patron « syndical », sont annoncés des négociations avec l’UGTA, un préavis de grève (d’un jour) de la FNTE … et le rejet formel de l’enregistrement du CNAPEST. Entre autres, le ministère du travail veut effacer le mot « grève » des statuts du syndicat ! « Le pluralisme syndical remis en cause par le Pouvoir », titre Le Matin (10 novembre 2003) qui ajoute : « Les syndicats autonomes indésirables ». Logiquement, la veille même de la grève fictive de la FNTE,  est annoncée une « prime » de 5 000 DA (55 €) pour les enseignants du secondaire, et la moitié pour les instituteurs.

Après avoir accueilli avec mépris les revendications des enseignants, le gouvernement et son ministre de l’éducation Benbouzid recourent à la répression : interpellations, plaintes et suspensions d’enseignants grévistes de leurs postes (plus de 350 sont avisés) et utilisation de « jaunes » pour remplacer les grévistes. Les enseignants ne reculent pas ; ils continuent leur mouvement de grève, luttant pour un syndicat autonome qu’ils veulent revendicatif et démocratique. Le régime essaie d’utiliser les parents et les élèves contre les profs, mais sans succès. Début décembre, commence le matraquage à grande échelle, ce qui produit un explosion de colère. C’est seulement mi-décembre que les enseignants décident de suspendre leur grève, en échange de la promesse que les inculpations contre les 22 profs arrêtés en septembre soient annulées, ce qui sera finalement fait en février.

Même s’ils ont dû céder à la fin, les enseignants ont mené une mobilisation riche en leçons de la lutte des classes. Tout d’abord, il est évident que la fameuse loi 90-02 ne garantit en rien aux travailleurs le droit de se mettre en grève, et le gouvernement envisage de nouvelles restrictions en la matière. En plus, son refus obstiné de reconnaître les deux organisations syndicales qui dirigeaient la grève montre à quel degré le mouvement des professeurs a mis en crise l’UGTA. Bouteflika n’est pas disposé à risquer l’existence de cette institution corporatiste qui, depuis l’indépendance, a fourni au régime bonapartiste un interlocuteur docile et une camisole de force pour soumettre le prolétariat algérien. Sans l’aide de l’UGTA, le projet de reforme « libérale » et la clochardisation des travailleurs algériens auraient provoqué de grandes luttes ouvrières. Mais, au fur et à mesure que ce projet avance, l’UGTA s’affaiblit chaque fois plus encore.

Les trotskystes luttent pour l’unité et l’indépendance de la classe ouvrière sur un programme révolutionnaire. Pour faire face à un gouvernement bourgeois décidé à écraser tout mouvement qui vise l’indépendance de classe des travailleurs, les ouvriers ayant une conscience de classe doivent envisager une lutte qui dépasse les limites catégorielles et les revendications réformistes, les « règles du jeu » syndicales imposées par le capitalisme pour diviser ses adversaires. Il faut lutter pour imposer l’échelle mobile des salaires (les augmentations qui suivent la hausse des prix) et des heures du travail (la répartition du travail entre toutes les mains existantes). Aucun licenciement ! Afin de contrer le recours aux jaunes pour de briser les grèves et afin de se protéger des matraques policières et des attaques meurtrières islamistes, il faut organiser des groupes d’autodéfense des travailleurs. Dans une catégorie professionnelle qui compte une majorité de femmes comme c’est le cas des enseignants, il faut prendre des mesures spéciales pour protéger les femmes qui ne portent ni voile ni hijab contre les menaces des réactionnaires islamiques.

Il faut aussi gagner le soutien de la masse des chômeurs, et en particulier la jeunesse, et tous ceux qui subsistent des « petits boulots ». Une politique de grands travaux sous contrôle ouvrier est à l’ordre du jour. Avec une telle mobilisation pour construire des centaines de milliers d’appartements, l’énorme déficit de logements pourra être comblé tout en s’attaquant au chômage stratosphérique. Mais un tel programme ne peut être réalisé que par un gouvernement ouvrier et paysan, basé sur les organisations révolutionnaires des travailleurs, qui commence la révolution socialiste. Ainsi, les travailleurs doivent se doter des organes de leur propre pouvoir : comités et conseils ouvriers. Un premier pas sera de se libérer du carcan de l’UGTA, cette organisation de contrôle policier sur le prolétariat. Déjà, les luttes ouvrières actuelles expriment une forte opposition spontanée contre ce que certains appellent plutôt une « union générale des trabendos (trafiquants) ».

Mais, là encore, il faut une direction révolutionnaire pour rendre cette opposition consciente de ses intérêts de classe stratégiques. Les luttes purement syndicales sont vouées à l’échec. La lutte ouvrière doit être menée d’une manière hautement politique, avec la perspective de la révolution prolétarienne appuyée par tous les opprimés. Et elle exige impérativement la construction d’un parti d’avant-garde révolutionnaire, un « tribun du peuple » armé du programme trotskyste.

III.  L’obstacle de l’UGTA

Chefs de l'UGTA soutiennent Bouteflika, 2 mars 2004
Les chefs de l’UGTA (Sidi Saïd au centre) déclarent leur soutien à la
candidature de Bouteflika, le 2 mars 2004. La centrale 
nest pas un
syndicat ouvrier mais
un rouage dans la machinerie de lEtat pour la
suppression des travailleurs.
(Photo: Le Matin)

L’Algérie sous Bouteflika et ses prédécesseurs a été une élève privilégiée des agences internationales impérialistes. Depuis 1994-95, elle a appliqué rigoureusement les Programmes  d’ajustement structurel (PAS) du Fonds monétaire international (FMI), ce qui, combiné à la hausse des prix pétroliers, a eu pour résultats une amélioration spectaculaire des finances gouvernementales et une détérioration effroyable du niveau de vie des travailleurs algériens.

Selon un rapport du FMI de février 2004, les réserves internationales de l’Algérie ont augmenté d’environ 2 milliards de dollars US en 1995 jusqu’à atteindre 32 milliards l’année dernière. Il y a un surplus du budget gouvernemental, un excédent dans le bilan commercial des exportations sur les importations et une hausse remarquable des liquidités bancaires. En même temps, les dépenses sociales ont chuté dramatiquement, le produit national brut (PNB) par habitant a baissé inexorablement de 2 300 en 1980 à 1 540 dollars US en 1999, le salaire réel a diminué de 35% entre 1993 et 1996, le niveau de pauvreté frappe jusqu’à un quart de la population alors que le taux de chômage se « stabilise » au niveau de 30% selon les statistiques officielles (plus de 50% pour les jeunes) et risque de s’accroître à cause des licenciements consécutifs aux privatisations.

Le résultat prévisible a été un accroissement des tensions sociales qui ont explosé lors de la révolte kabyle de 2001 et qui peuvent encore éclater de nouveau à tout moment. La Commission Issad nommée par Bouteflika pour enquêter sur les « troubles » est arrivée à une conclusion sévère: « Les causes du soulèvement kabyle sont la conséquence d’un chômage endémique, d’une pénurie de logements criante (…) des maux qui ne sont malheureusement pas une spécificité locale, mais un problème inquiétant à l’échelle nationale. L’incendie est parti de Kabylie, il aurait pu s’allumer ailleurs », comme l’a remarqué le président de la commission dans une interview au Monde (9 août 2001).

Dans ce contexte d’un luxe obscène pour les banquiers et de la misère pour la masse des travailleurs et des sans-emploi, comment ont agi les « syndicats » officiels ? Le secrétaire général de l’UGTA, Abdelmadjid Sidi Saïd a reconnu : « Il est vrai qu’il y a une part de responsabilité de l’UGTA dans ce marasme (…). Nous avons essayé, de par la gravité de la situation économique et sociale et par le terrorisme, de ne pas aggraver les choses ». Affichant sa détermination d’étouffer les luttes, il a conclu : « Le rôle du pompier est un rôle noble » (Quotidien d’Oran, 11 juillet 2002). Dans une deuxième interview, Sidi Saïd a admis que l’UGTA avait « assez supporté (… ) toutes les réformes qui ont été mises en application ces dernières années » dont le prix avait compris « la suppression de plus de 400 000 travailleurs» (Quotidien d’Oran, 22 juillet 2002). En fait, l’UGTA, loin d’être une organisation d’autodéfense des travailleurs, est un mécanisme bourgeois de contrôle gouvernemental sur le prolétariat algérien, un obstacle pour empêcher la résistance ouvrière contre l’appauvrissement.

Certes, en tant « pompier » de la classe dirigeante, l’UGTA a dû parfois simuler la lutte de classe. Ce fut le cas les 25 et 26 février 2003 quand elle a lancé un appel à une grève générale nationale (la troisième fois qu’elle l’a fait, après 1991 et 1995). La réponse des travailleurs à cet appel a été accablante. Le transport urbain, les chemins de fer, les aéroports, les ports ont été paralysés, les écoles et universités fermées, les hôpitaux réduits au service minimum, la grande majorité des entreprises publiques arrêtée, de même que des compagnies privées notables comme Coca-Cola et le complexe sidérurgique d’El Hadjar (naguère joyau de l’industrie d’État, aujourd’hui livré aux investisseurs indiens). À Rouiba, les 8 000 travailleurs de la SNVI (constructeurs d’autobus) ont occupé la RN5 et menacé de marcher sur Alger.

Même si elle a joué la carte de la grève, l’UGTA a tout fait pour éviter des « dérapages ». Aucune mobilisation n’avait été programmée. Sidi Saïd lui-même s’est précipité à Rouiba pour empêcher le déplacement des ouvriers vers la capitale : « La sérénité dans laquelle se poursuit la grève doit être respectée. Elle se déroule dans les entreprises et non pas dans la rue », a-t-il sermonné les ouvriers. Et alors qu’il prétendait « dire non au bradage de l'outil de production nationale », le patron de l’UGTA précisa: « Nous ne sommes pas contre la privatisation ». Comme l’écrivait Le Monde (27 février 2003) :

« Le chômage, très élevé et qui ne recule pas, la stagnation du pouvoir d’achat d’une majorité de salaries, l’indigence des retraites (...) auraient pu faire partie des mots d’ordre mis en avant par la centrale. Ce n’est pas le cas. Le combat de l’heure, ce sont les privatisations. Non pas que l’UGTA, qui revendique 1,4 million d’adhérents (pour environ 5 millions de salariés appartenant au secteur de l’économie formelle), y soit opposée. Elle en admet la nécessité et revendique même d’avoir contribué à mener à bien celle d’El Hadjar.
« ‘Nous avons organisé 650 assemblées générales pour amener les travailleurs à l'accepter,’ rappelle Sidi Saïd. »

Pour son principal organisateur, le véritable enjeu de la grève était une lutte au sein des « décideurs » bourgeois sur les conditions de la privatisation. Il s’opposait surtout au ministre chargé de la privatisation, Abdelhamid Temmar, et au plan de Chakib Khelil, ministre de l’énergie et des mines, de privatiser Sonatrach, l’entreprise pétrolière étatique qui produit 35% du produit intérieur brut algérien, 65% des recettes gouvernementales et 97% des exportations. Ces deux ministres ultra-libéraux voulaient livrer les jumeaux du « patrimoine » du capitalisme algérien aux impérialistes, alors que les chefs « syndicaux » et leurs alliés au sein des forces armées voulaient tirer profit de la privatisation pour renforcer la fragile bourgeoisie algérienne. La suspension du plan de Khelil quelques jours avant la grève et le limogeage de Temmar peu après furent le résultat désiré de la bataille des clans au sein de la classe dirigeante.

Conçue comme un moyen de pression – une véritable grève générale aurait été une confrontation directe avec l’Etat bourgeois qui poserait la question du pouvoir – l’action de l’UGTA cherchait à garder le contrôle sur le mécontentement ouvrier, à le canaliser. Cela ne veut pas dire qu’il fallait boycotter la grève. Au contraire, la tâche de l’heure était d’utiliser ces divisions dans les rangs de l’ennemi de classe pour faire avancer les intérêts du prolétariat. Ce qui était aussi l’avis de pas mal de grévistes à l’époque : « Que ce soit pour ou contre Bouteflika, on s’en fiche. Il faut profiter de toutes les brèches, de toutes les tribunes pour améliorer notre situation. C’est parce que nous allons au charbon en rangs dispersés que nous n'obtenons jamais rien », déclarait un groupe d'enseignantes du collège Ibnou-Nass, citées par Le Matin (26 février 2003). La colère contre ce gouvernement d’affameurs a permis que l’appel à la grève soit massivement suivi partout dans le pays, ce qui montre que ce n’est pas la combativité qui manque mais plutôt une direction révolutionnaire.

Une telle direction doit avoir tout d’abord une claire compréhension de la nature même de l’UGTA. Cette organisation n’est pas un syndicat ouvrier produit par des luttes ouvrières et qui se trouverait aujourd’hui aux mains d’une bureaucratie réformiste, comme c’est le cas « typique » du syndicalisme de nos jours. Si, à l’époque impérialiste, toutes ces bureaucraties pro-capitalistes tendent vers l’intégration dans l’Etat bourgeois, il faut bien voir que l’UGTA constitue une partie intégrante de la machinerie de l’Etat algérien.

Pour comprendre le caractère corporatiste bourgeois de la centrale, il faut jeter un coup d’œil sur son histoire. Dès sa naissance en 1956, l’UGTA était une émanation des nationalistes bourgeois et petits-bourgeois du Front de libération nationale (FLN), dont la finalité était d’appuyer sa lutte militaire indépendantiste. Sa création même était le résultat de la trahison des travailleurs algériens par le Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale du travail (CGT)  qu’il dirigeait. C’est sous les ordres d’un ministre PCF, Charles Tillon, que les avions français bombardèrent Sétif en 1945, tuant 45 000 Algériens. Deux ans après le massacre de Sétif, le chef de la CGT fit l’éloge du colonialisme en parlant de « l’œuvre civilisatrice de la France » ! Même s’ils se sont pliés finalement à l’inévitable séparation de l’Algérie (comme dut l’accepter aussi le général de Gaulle), les réformistes staliniens – « sociaux-impérialistes », suivant la caractérisation de Lénine – ne luttaient pas pour l’indépendance des colonies du joug de « leur propre » impérialisme.

Dans le premier numéro de L’Ouvrier algérien (17 août 1962), publié à Alger après l’indépendance, les cadres du FLN qui le dirigeaient ont explicité que la tâche de leur centrale « syndicale » ne serait pas la défense des intérêts de la classe ouvrière, mais qu’elle serait un instrument du mouvement nationaliste en train de se convertir en nouvelle classe dirigeante : « Pour nous, travailleurs, l’UGTA n’est pas un moyen d’amélioration sociale, mais un moyen de transformation sociale. » « L’UGTA n’a pas essentiellement pour but la défense des intérêts professionnels, mais elle veut entreprendre la mise en valeur du pays », a-t-il proclamé, ajoutant qu’il s’agit de « passer du stade de la revendication à celui de la prise des responsabilités ». Pendant quelques mois, les divisions au sein du FLN et la faiblesse de son appareil et de l’Etat bourgeois offrirent une certaine marge de manœuvre à la direction de l’UGTA. Cette « autonomie » fit long feu. Dès son premier congrès, en février 1963, la police pénétra dans les locaux où se tenait la réunion, symbolisant ainsi sa mise sous tutelle de l’Etat.

Bien que dans les premières années l’UGTA ait soutenu des mesures comme l’autogestion des biens abandonnés par les colons, la prise en main de ce mouvement par le gouvernement d’Ahmed Ben Bella a démontré que c’était une mesure de « mise en valeur du pays » et non le contrôle ouvrier. Déjà, en 1963, Ben Bella attaquait l’« ouvriérisme » et insistait que toute « autonomie politique » de l’UGTA serait « en contradiction avec le programme de Tripoli » du FLN. Lors des grèves ouvrières de décembre 1964 (des dockers, ouvriers du pétrole, travailleurs de Peugeot et Michelin), le gouvernement supprima le conseil national de l’UGTA et convoqua un deuxième congrès pour épurer la « gauche » syndicale. Au sein de cette « gauche », les pseudo-trotskystes partisans de Michel Pablo (qui fut à l’époque membre du gouvernement algérien chargé de l’autogestion) élaborèrent un projet de « syndicalisme gestionnaire » opposé au « syndicalisme revendicatif ». Et ce que Ben Bella avec sa rhétorique socialisante n’a pas pu achever fut réalisé avec l’avènement de Houari Boumediene : lors de son troisième congrès, en 1969, l’UGTA devenait officiellement une « organisation de masse » du FLN.

Les membres de sa direction étaient désormais nommés par le FLN, qui avait la faculté de convoquer un congrès d’urgence de la centrale. Selon la résolution politique, dans le secteur d’Etat l’UGTA « se doit de contribuer à la réalisation des objectifs de la production en dehors de toute contestation qui serait la négation du rôle gestionnaire et responsable du syndicalisme algérien ». Et pour le souligner, le code pénal fut modifié pour interdire la grève (« une cessation concertée du travail dans le but de forcer la hausse ou la baisse [!] des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail »).

Le déclin du FLN après 1989 a ouvert une nouvelle période d’« autonomie », le système corporatiste été rendu plus souple mais non pas aboli. Dans un premier temps, même si la loi 90-14 prétendait garantir « le droit de se constituer en organisations syndicales autonomes », c’était purement de façade. Plus tard, il y a eu des tentatives du SATEF (Syndicat autonome des travailleurs de l’éducation et de la formation) et du SNAPAP (Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique) de fonder des confédérations, mais elles ont été systématiquement empêchées. En même temps, selon un rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme :

« D’après le SNAPAP, l’UGTA bénéficie d’un millier de locaux équipés et cédés gratuitement par l’Etat ainsi qu’un parc roulant, alors que les syndicats autonomes sont contraints à l’achat de leurs propres biens ou la location de leurs sièges sociaux. De plus, l’UGTA bénéficierait d’une subvention colossale et secrète sur le budget de l’Etat alors que très peu a été attribué aux syndicats autonomes…. »
–FILDH, « Algérie : Mission d’enquête sur les libertés syndicales » (décembre 2002)

En plus, l’UGTA s’intègre à l’appareil d’Etat au travers des différents conseils « sociaux » et des comités de participation à la gestion des entreprises étatiques. Mais – attention ! – comme on peut l’apprécier du rapport cité en haut, les syndicats « autonomes » ne se plaignent pas de l’existence des subventions de l’Etat qui visent à contrôler les syndicats, mais de ne pas en avoir reçues eux-mêmes.

Au-delà de sa dépendance financière totale à l’égard de l’Etat bourgeois, aujourd’hui l’UGTA se trouve aux mains d’un cartel de courants bourgeois issus de l’ancien parti unique, les restes du FLN et le RND qui sert d’appareil électoral à Bouteflika. Ce n’est pas seulement que ses dirigeants soutiennent l’un ou l’autre des partis capitalistes, mais la centrale « syndicale » est le cadre organisationnel de leurs luttes intestines à l’intérieur du régime. Même s’il y a maintenant l’apparence d’un jeu parlementaire, le « Pouvoir », comme on le désigne couramment, reste un système corporatiste qui ne se limite pas au parti au gouvernement mais qui englobe plusieurs secteurs, notamment l’armée, l’industrie d’Etat et l’UGTA. A l’intérieur de cet appareil d’Etat, il y des tensions constantes entre les partisans des divers « clans » dans les différentes institutions étatiques. Il y a aussi une circulation des cadres, de telle manière que le dirigeant syndical d’aujourd’hui peut être demain (et l’est  fréquemment) le directeur de l’entreprise nationalisée. Au-delà de cet appareil, c’est l’exclusion totale et la répression féroce. Les partis, les forces armées et les « syndicats » officiels opèrent sur des terrains distincts, mais ils sont partie intégrante d’un appareil du régime qui prétend incorporer la totalité de la société dans une même structure.

La raison d’existence de ce régime particulier est l’impossibilité des bourgeoisies des pays de développement capitaliste tardif de se permettre plus qu’un simulacre de démocratie bourgeoisie, à cause de l’extrême faiblesse de sa bourgeoisie face aux millions d’ouvriers et paysans, d’une part, et à l’impérialisme, d’autre part. Dans les années 1930, Léon Trotsky analysait le régime mexicain de Lázaro Cárdenas sous la houlette du PRM (puis du PRI, Parti révolutionnaire institutionnel) comme un « bonapartisme sui generis » (de caractère singulier) qui prétend s’élever au-dessus des classes, de balancer entre les différentes forces :

« En réalité, il ne peut gouverner que soit en se faisant l’instrument du capitalisme étranger et en tenant le prolétariat dans les chaînes d’une dictature policière, soit en manoeuvrant avec le prolétariat et en allant même jusqu’à lui faire des concessions, obtenant ainsi la possibilité d’une liberté relative vis-à-vis des capitalistes étrangers ».
– Léon Trotsky, « Industrie nationalisée et administration ouvrière » (mai 1939)

A l’époque, Trotsky pensait que le régime de Cárdenas appartenait à la première variante ; évidemment, le régime algérien de nos jours appartient à la seconde. Mais quelle que soit son orientation politique, il faut comprendre que les industries nationalisées et les « syndicats » corporatistes font partie d’un seul ensemble. Ainsi, il n’est pas réformable et il faut rompre ce carcan de contrôle étatique sur la classe ouvrière. L’alternative n’est pas une démocratie bourgeoise impossible dans les pays semi-coloniaux, mais la lutte pour la révolution ouvrière à la tête de tous les opprimés : la seule issue qui offre aux travailleurs la possibilité de sortir de leur enfer de misère et de répression.

Prochaine partie :
IV. Il faut forger un parti trotskyste authentique


Pour contacter la Ligue pour la Quatrième Internationale ou ses sections, envoyez un courrier electronique à: internationalistgroup@msn.com

  Retourner à la page du Groupe Internationaliste/LQI

Retourner à la page d'acceuil de l'INTERNATIONALIST GROUP